Nous l’avons dit, le Soleil d’Orient peut avoir été capturé, naufragé ou détourné. Cela revient à distinguer des causes humaines et des causes naturelles à sa disparition. Nous considérerons également les réactions en France alors que sa disparition se faisait de plus en plus probable.

Les hypothèses liées à des causes humaines

                                           Le Soleil d’Orient détourné ?

A y regarder de plus près, les biens transportés, à eux seuls, rendaient haut le risque de détournement.

En effet,  « Les vingt mandarins de l’ambassade de Siam et la montagne de présents qu’ils apportaient pour le roi, c’était encombré de partout. Des meubles d’une richesse incroyable, des coffrets constellés de pierreries, des trésors venant des pagodes, des lettres d’amitié écrites sur feuille d’or. Et puis les étoffes de coton, la soie, l’argent, les pierres précieuses, les épices…pour huit cent mille livres de marchandises[1] ! » Mais de quelle forme de détournement aurait-il pu s’agir ?

Nous sommes conduits à envisager un détournement du Soleil d’Orient vers d’autres terres, d’une part, une arrivée en France sous silence suivie d’un maquillage du bateau, d’autre part.

                                                                                             Détournement vers des terres tropicales

Un détournement s’envisagerait en direction de la Chine, du Vietnam, de l’Inde, ou dans une île de l’Océan indien pour des raisons différentes, mais probablement pas à bord du Soleil d’Orient qui, à en croire certains témoignages, prenait l’eau, sauf à rester à quai sur ce bateau et à y épouser un style de vie sédentaire qui frustrerait plus d’un marin, s’il n’était pas français[4]. Il convient d’écouler la marchandise, de la monnayer, afin de se construire une nouvelle vie pour le restant de ses jours. Certes, l’épouse et les enfants restés en France sont « sacrifiés », mais serait-ce vraiment un profit que de rentrer au pays avec un petit bénéfice et une bouche supplémentaire, en l’occurrence celle du marin, à nourrir ?

Sur ces considérations, les marins auraient pu partir en Chine. Ce pays est intéressant pour eux, car la France possède des comptoirs à Canton et la plupart des cadeaux du roi de Siam sont des articles chinois, par conséquent facilement négociables. Ils auraient tout autant de chance au Vietnam, pays séculairement d’influence chinoise.

En Inde, la situation eût été plus délicate. En effet, l’information de l’installation du Soleil d’Orient, en raison de la présence de la France à plusieurs comptoirs, se serait propagée rapidement et serait parvenue assez rapidement aux oreilles de la CIO. Ce qui est moins certain, c’est la réaction de la Compagnie à cette information. On est tenté d’imaginer la Compagnie fondée par Colbert comme une personne morale au service de Louis XIV : le roi commande la fabrication de vaisseaux, alloue des terrains pour leur construction, donnant l’impression de s’ériger en maître et contrôleur de la CIO, et que par conséquent celle-ci aurait vu l’arrivée sur ses côtes avec un grand déplaisir, car telle n’était pas sa destination, et aurait fait rapatrier le bateau en France, au nom du Roi. Penser ainsi serait oublier que la CIO possède son propre règlement, ses propres vaisseaux, et qu’elle fonctionne avec une grande autonomie. Les gouverneurs des comptoirs tendent à penser comme des Français d’outre-mer et avec un décalage sensible avec les métropolitains. A partir de là, l’arrivée en Inde du Soleil d’Orient aurait pu être bien accueillie, ce bon accueil étant doublement amplifié : d’abord par l’obligation de faire bon accueil à une ambassade étrangère, ensuite à la vue du trésor transporté.

Par ailleurs, si un édit d’août 1669 interdit aux sujets du roi de France de s’installer à l’étranger sans son autorisation en invoquant les obligations dues au souverain et à la patrie, et si les marins, en vertu de l’ordonnance royale du 2 octobre 1669 et de l’ordonnance pour la Bretagne du 4 septembre 1669[5], risquent la peine de mort s’ils émigrent, il semble que « la belle vie » dans les îles, n’aurait-elle été que provisoire, ait constitué un motif suffisant pour fuir des lois trop oppressantes[6], notamment en matières de devoirs et d’impôts, et une vie misérable du royaume de France. La répression de la désertion est du ressort de l’Amirauté depuis 1584. Elle ne passera entièrement aux officiers des Classes qu’en 1752-1753[7].
L’hypothèse du retour sous silence en France.

Nous avons envisagé ici les détournements du navire vers l’Orient. Mais il semble plausible que le navire soit rentré en France, mutiné ou sous le sceau du secret, puis qu’il ait été désarmé définitivement. Louis XIV aurait alors pu revendre ce trésor, afin de financer ses guerres et la construction du château de Versailles et de ses annexes, dont Marly, car il avait à ce moment-là trop besoin d’argent pour ses projets et surtout pour faire face à des situations d’urgence. Ses caisses étaient quasiment vides. Une telle hypothèse cadre mal, semble-t-il, avec le chagrin que ressentit. Louis XIV lorsque la nouvelle de la disparition du Soleil d’Orient lui parvint Ce chagrin est-il lé au fleuron de la marine qu’était le Soleil d’Orient, aux marins disparus, à l’Ambassade de Siam envoyée par Phra Naraï, ou au trésor disparu ? Vraisemblablement à ces quatre facteurs, à des degrés restant à déterminer. Louis XIV ne fut informé de ce désastre qu’en 1683, soit deux ans après le départ de l’Ambassade de siam pour la France depuis Bantam à bord du Soleil d’Orient. Se peut-il que le chagrin ressenti par Louis XIV au sujet de la disparition du Soleil d’Orient soit en fait un remords d’avoir revendu les cadeaux du roi de Siam « son très cher ami » ?

                                                                                   Une mutinerie à bord du galion est-elle envisageable ?

Le détournement peut avoir été consenti par l’ensemble de l’équipage ou avoir eu lieu à la suite d’une mutinerie. Cette hypothèse, qui évoque au départ celle du Bounty, est concevable, dans la mesure où le capitaine aurait tenu à obéir aux ordres, ramenant cadeaux et Ambassade de Siam en France et où il aurait dû faire face à la tentation de son équipage de partager ce butin, estimé, rappelons-le, à 15 millions d'euros. Les marins auraient désiré s'offrir une vie qu'ils ne pouvaient pas avoir en France. C'était l'occasion ou jamais de fuir une vie accablée d'impôts, d'années de disette et de dur labeur. La fièvre de l’or s’était emparée des hommes lors de la ruée des hommes au Klondike, dans l’actuel Yukon canadien, « tels cette flopée de prospecteurs avec des pépites à la place des yeux[2] ». Cette fièvre conduisait les hommes vers un trésor lointain. Dès lors, si cette fièvre de l’or peut s’emparer des hommes pour un trésor lointain, on imagine à quel point la tentation d’accaparement pourrait guider ces marins vers un trésor estimé à 15 millions d’euros situé à leurs pieds plusieurs mois durant, et être la source de convoitises, de rivalités, de jalousies et dégénérer en combats sur le bateau si son capitaine n’a plus, en cette circonstance particulière, assez d’ascendant sur ses hommes pour faire régner l’ordre.
A partir de là, a pu éclater sur le Soleil d’Orient une mutinerie qui aurait tourné au massacre et aurait empêché le bateau d’arriver en France. Il en avait fallu bien moins qu’un trésor pour que la mutinerie se déclenche sur le Royal[3].Cette mutinerie s’était déclenchée lieu parce que le commandant Jacques Pronis, à la tête de ce vaisseau de 400 tonneaux, avait détourné une grande partie de la nourriture au profit de sa belle-famille malgache, qui s’était invitée sur le bateau.

                                                                                  Naufrage d’un commun accord ? 

On peut également envisager l’hypothèse d’une entente entre l’équipage et le commandement du navire pour le détourner, afin d’offrir à tous ses marins l’occasion unique de fuir leur vie étouffante à merci décrite plus haut. Ici, les paroles de Charles Aznavour « Emmenez-moi au bout de la terre, emmenez-moi au pays des merveilles, il semble que la misère serait moins pénible au soleil ! » résonnent en cette circonstance d’une façon toute particulière dans nos esprits. Notre cher Charles ne fut sans doute pas le premier à penser de la sorte. D’ailleurs, il se peut que l’équipage du Soleil d’Orient ait eu vent de l’épisode de l’exil sur une ile des huit principaux responsables de la mutinerie sur le Royal. Ils y furent déportés sans aucune ressource. Deux ans plus tard, à l’occasion du rappel en France du capitaine Jacques Pronis, remplacé par Etienne de Flacourt, le ? revient chercher les douze mutins sans grand espoir. Or, tous sont vivants. Ils sont trouvés en excellente santé, disent ne manquer de rien sur l’île et souhaiteraient même y rester. Chose exceptionnelle pour des Français, ils ont connu pendant deux ans la vie d’une « société d’abondance ». Serait-ce cette vie que recherchent les hommes du Soleil d’Orient ?

                                                                              Le naufrage du Soleil d’Orient semble acquis à Louis XIV dès mars 1682, soit quatre mois seulement après sa disparition et neuf mois après son départ de Bantam. Dans « l’Ordre du Roy d’accompagner en France l’Ambassade du Roy de Siam[8] », le Marquis de Seignelay, fils de Colbert, « leur répondit qu’il [Le roi] avait appris avec douleur le naufrage des ambassadeurs de Siam, que le Roi-même en aurait témoigné beaucoup de déplaisir, qu’il ne manquerait pas de lui faire savoir les sentiments du Roi de Siam que sa Majesté en croit déjà si persuadée, qu’elle aurait résolu de lui envoyer une ambassade pour lui marquer combien son amitié lui était chère, et pour l’exhorter puissamment à embrasser la religion du vrai Dieu comme le moyen le plus sûr d’établir entre eux une amitié solide qui les unirait et les rendrait heureux en ce monde et en l’autre… ». Phra Narai lui répond : « Prince le Roi, Monseigneur…nous avons appris que le vaisseau qui portait cette royale ambassade n’était point encore arrivé en France, ce qui nous a causé une grande tristesse, j’allai d’abord me prosterner aux pieds du trône du Roi Monseigneur pour lui en apporter la nouvelle, sa royale majesté daigna m’honorer de cette réponse. La royale amitié qui unit le grand roi de France avec ce royaume demeurera ferme et inébranlable, qu’on envoie savoir des nouvelles du succès de cette ambassade. Ayant reçu ces royales paroles sur le sommet de ma tête, j’envoie présentement Oquun Pit Chai Valid et Quun Pitchitra Maïtri avec les pères Vachet et Pascot pour en apprendre. Je les ai chargés de quelques petits présents, qui nous seront un gage de l’estime particulière que j’ai pour vous et du soin que j’ai, qu’à l’exemple de nos deux grands monarques, nous nous unissions en une très solide et durable amitié, je vous prie en cette instance de nous mander ce qui sera arrivé aux ambassadeurs du Roi Monseigneur, afin que, selon les nouvelles que nous recevrons, nous puissions songer à ce qu’il sera convenable de faire pour la confirmation et augmentation de l’amitié entre nos deux grands princes et pour la rendre durable à jamais. Je laisse à votre prudence de juger[9]… »

                                                          Le navire pourrait avoir réalisé une grande vente, comme il le fit plusieurs années auparavant à La Rochelle, dans un port français, sous une autre identité. Cela est possible, mais paraît peu probable, eu égard à l’accablement d’impôts à cette époque et au trop grand risque de convoitises suscité par l’achat de richesses, même bien dissimulées. Toujours est-il que, « de son propre aveu, Louis XIV reconnait ne pas avoir mesuré, pendant les quinze premières années de son règne, ce que représentait une politique navale sur le plan financier comme sur le plan logistique[10] ».

                                                              Le Soleil d’Orient attaqué par des pirates

Si l’hypothèse d’un Soleil d’Orient détourné est relativement probable, elle se heurte à certains témoignages, dont celui d’un capitaine anglais aux Indes qui aurait vu le Soleil d’Orient attaqué par des pirates sombrer corps et biens. Ce témoin pourrait-il avoir été l’auteur de cet acte de piraterie ? En outre, certains écrits citent le Soleil d’Orient abordé par des « pirates hollandais ».

Dans cette région du monde où transitent de nombreux navires de commerce et où la tentation d’accaparement des richesses, l’hypothèse de l’attaque du Soleil d’Orient par des pirates n’est pas à éluder. On a pu le vérifier encore récemment lors des attaques de pirates au large de Djibouti. Cependant, quelque chose mérite d’être éclairci dans cette hypothèse des pirates : comment un navire doté de 60 canons et de 300 hommes a-t-il pu être abordé aussi facilement ? L’attaque aurait pu avoir lieu par surprise la nuit, comme ce fut le cas à Aboukir en 1798, mais il y a toujours un vigile pour donner l’alerte, et cette vigilance était probablement renforcée avec le transport de l’Ambassade de Siam. Par ailleurs, le Soleil d’Orient, contrairement à la flotte française à Aboukir, n’était pas en rade. Il possédait donc une marge de manœuvre plus importante. Pour qu’il soit abordé aussi facilement, l’assaut aurait dû être donné par au moins deux vaisseaux pirates importants situés de part et d’autre du Soleil d’Orient. Or, un capitaine anglais aux Indes signale avoir vu le Soleil d’Orient abordé par des pirates, puis couler peu après. Un autre témoignage signale une attaque du Soleil d’Orient par des « pirates hollandais ». L’hypothèse de l’attaque par des pirates reste cependant à retenir.

Comme les précédentes, elle trouve ses limites dans une question : pourquoi les pirates auraient-ils eu besoin de faire couler le bateau, surtout en y faisant sombrer tout ou partie du butin ? S’ils ont pu enlever une part significative et satisfaisante de celui-ci en une nuit, le naufrage semble plutôt être le fruit d’un sabordage par l’équipage, afin de ne pas livrer le trésor, plutôt qu’un geste inutile des pirates, déjà rassasiés de leur prise. L’attaque du Soleil d’Orient, qui n’était pas escorté, par des pirates, est plausible. Cependant, en raison des questions qu’elle suscite, elle nous invite à un approfondissement sur la période de la rétention du bateau pendant deux mois à Fort-Dauphin, et nous amène à nous demander si le naufrage du Soleil d’Orient n’était pas…un faux naufrage !

                                                                                 Un faux naufrage ?

Des indices convergents nous conduisent à formuler cette proposition. Il a été établi, au départ de Bantam, e aux dires d’un dénommé Croizier, fils d’un marchand de Morlaix qui était venu aux Indes, un Soleil d’Orient « très abimé et faisant l’eau [11]». Ses deux mois d’escales à Fort-Dauphin pourraient avoir été justifiés par une réparation et par la nécessité de se débarrasser des deux éléphants qu’il fallait nourrir et qui avaient peut-être déjà endommagé le bateau, la mer avec ses caprices et le cadre étriqué au quotidien ne correspondant pas à leur environnement naturel. Dans un accès de peur ou de fureur, ils auraient pu démâter le bateau, le laissant ainsi à la merci du vent, des courants marins et à l'échouage sur une côte. D’où la nécessité de les échanger à Fort-Dauphin et de réparer le bateau.

On peut légitimement se demander pourquoi ce cadeau de deux éléphanteaux pour un voyage de six mois en mer, privés de leur milieu naturel pendant cette longue période, ceci en toute connaissance de cause de la part de Phra Naraï et de Phaulkon ?

Il convient ici de dire quelques mots à propos des éléphants. Ces éléphants n’étaient pas des « éléphants en or massif carapaçonnés de pierres précieuses [12]», mais un couple d’éléphants bien vivants recouverts « d’un harnais écarlate de quatre doigts de large, garni de clous d’argent et, sur le dos, d’une chaise dorée couverte d’un dôme soutenu par quatre colonnes. Le tout bien doré, orné de tapis, de coussins de brocart d’or[13]… ». On retrouve d’ailleurs des dessins montrant des diplomates français à dos d’éléphant effectuant là leur promenade quotidienne en compagnie du Roi de Siam. Il est attesté par ailleurs que la nourriture avait été montée à bord pour ces deux animaux.

A cause de l’état poreux du bateau, l'équipage, d'un commun accord, peut avoir décidé de décharger les marchandises à Fort-Dauphin, après quoi elles auraient été revendues ou auraient servi à monnayer des services sur place, dans le cadre d’un établissement des marins pour une nouvelle vie, tant il leur « semble que la misère serait moins pénible au soleil »[14]

Nous avons déjà parlé des raisons qui auraient pu inciter les marins à ne pas rejoindre la France. Après le déchargement du matériel, armement compris, et la descente de l’équipage, le bateau aurait pu faire l’objet d’un sabotage : desserrement des boulons et percée de la coque, afin qu’il sombre le plus vite possible, une fois l’ancre levée, avec éventuellement quelques personnes à son bord, mais pas plus que de chaloupes, afin de faire croire à un vrai départ. Il s’agirait donc d’un naufrage organisé, c'est-à-dire d’un faux naufrage, tout naufrage digne de ce nom ayant lieu contre la volonté de l’équipage du bateau. Voilà qui expliquerait pourquoi le naufrage du Soleil d’Orient ne figure pas au nombre des naufrages les plus célèbres dans le livre d’Erick Surcouf[15], Naufrages célèbres (1558-1845).

Une variante de cette version aurait consisté à laisser le bateau partir vide et sans aucun canon. Les pirates, furieux de ne rien trouver à bord du bateau-fantôme, auraient alors tiré sur lui à boulets rouges pour évacuer leur colère, et l’auraient fait sombrer rapidement.

Il est possible que l’équipage du Soleil d’Orient ait refusé, en ces circonstances, la procédure de renflouement du navire. Celle-ci impose un récit détaillé sur les circonstances de l’accident de la part du capitaine et de quelques matelots. Puis, « si le navire ne peut être renfloué, l’épave, son équipement, les marchandises périssables ou endommagées sont vendues aux enchères, et les deniers provenant de la vente sont consignés au greffe. Passé le délai d’un an et un jour, les effets non réclamés ou vendus sont partagés par tiers entre le Roi, l’Amiral et ceux qui les ont sauvés…L’Amirauté vérifie l’inventaire des objets trouvés au fond de la mer, les vend, perçoit le Doit de l’Amiral sur leur produit et juge toute contestation née du renflouement[16] » Voilà qui tendrait à conforter la version du retour en France sous silence, afin d’alimenter les caisses de l’Etat à des fins militaires. Le capitaine connaissant le règlement, aurait-il anticipé et décidé de faire couler le navire dans une zone marine dont les turbulences rendaient les recherches impossibles ?

Dernier facteur humain ayant pu causer la disparition du Soleil d’Orient semble être les Hollandais.

                                                                                            Les Hollandais, couleurs de bateaux français ?

A l’époque où le Soleil d’Orient arpentait les mers de l’Océan indien, la France et les Pays-Bas étaient en guerre. Vexation suprême pour les Provinces-Unies, Louis XIV avait porté la guerre sur leurs terres, et les Pays-Bas étaient décidés à réagir très vivement à cette ingérence. Or, il se trouve qu’au moins trois bateaux français firent naufrage à des périodes diverses et en des lieux différents, mais toujours à proximité des « eaux territoriales » hollandaises : il s’agit du Saint-Louis, qui coula au large de Texel, en Mer du Nord[17], de La Maréchale, qui sombra au Cap de Bonne-Espérance, et du Soleil d’Orient, qui disparut entre Madagascar et le Cap de Bonne-Espérance.
A-t-il été donné ordre aux militaires hollandais de tirer sur les bateaux français se trouvant dans leurs eaux territoriales, afin de les faire couler ?

                                                                                           La nécessité pour les Hollandais de mettre la main sur le Soleil d’Orient

En effet, les Pays-Bas avaient tout intérêt à empêcher le Soleil d’Orient avec, nous le rappelons, l’Ambassade de Siam à son bord, d’arriver en France. Son arrivée aurait signé une alliance entre le Siam et la France, et l’envoi massif de troupes françaises qui auraient délogé les Hollandais de leurs bases en Asie, tout comme elle a contribué, par l’envoi de 30.000 hommes d’appui lors de la guerre d’indépendance américaine, à faire plier les Anglais, tant sur terre que sur mer (victoires de Yorktown et de Chesapeake). Si Louis XIV avait porté la guerre aux Pays-Bas, il pouvait faire de même dans les colonies hollandaises. Cela, les Hollandais le redoutaient trop et n’étaient pas prêts à l’accepter.

                                                                                             Capturé ou coulé ?

Soit les Hollandais envoyaient le Soleil d’Orient par le fond en se privant des cadeaux du Roi de Siam, soit ils le capturaient et se rendaient maîtres de ses richesses et pouvaient même retourner la situation diplomatique à leur avantage. Il eût donc été préférable pour eux de capturer le Soleil d’Orient. Encore devaient-ils, pour y œuvrer, avoir eu vent de ce que transportait le plus grand vaisseau de la marine française. Libre à aux, ensuite, de le rebaptiser et de lui faire battre pavillon hollandais.

Nous venons d’examiner les causes liées à l’’intervention humaine. Le Soleil d’Orient pourrait tout autant avoir été victime des éléments naturels que sont la tempête et les courants marins.

Le Soleil d’Orient et les éléments naturels

                                                                                       La fragilité du Soleil d’Orient

Le Soleil d’Orient avait fait la preuve de sa fragilité dès le premier jour. Peu après avoir quitté Lorient, ses voiles se déchirèrent suite à une tempête. Démâté, il dut se réfugier à La Rochelle, où il resta plus de deux ans. Rentré à Lorient, il fut réarmé et fit un voyage sans problème jusqu’en Inde, d’où il rapporta notamment des toiles blanches et de couleur, des mouchoirs, du poivre, des soieries, des broderies, des mousselines[18], etc. Au retour, une nouvelle tempête le surprit dans le canal du Mozambique. Il fut contraint de demander l’hospitalité aux Portugais, colons du Mozambique, et de fournir, en échange de leurs services, une partie des marchandises ramenées de Surate. Mal en prit à l’équipage de débarquer et de se mettre au contact de la population locale, car une grande partie fut décimée par des maladies tropicales. Seuls sept d’entre eux y survécurent et purent rentrer en France sur le Soleil d’Orient, escortés par le Blampignon, navire de 500 tonneaux dirigé par le capitaine Cornuel, qui avait quitté le Port-Louis le 13 février 1674 « avec un équipage exceptionnellement nombreux de 250 hommes pour la Côte de Mozambique, afin d’y secourir le Soleil d’Orient qu’il savait en détresse, puis, de là, passer aux Indes[19] ». Arrivés en France, la vente des marchandises achetées à Surate remporta un vif succès à La Rochelle.

                                                                                     La tempête

Plusieurs navires français sombrèrent dans la tempête dans le Canal du Mozambique. Ce fut notamment le cas du Saint-Louis, dont son capitaine mourut de chagrin quelques jours après n’avoir pu que regarder impuissant son bateau se fracasser contre les rochers et être réduit en mille morceaux lors d’une tempête.

Nous avons trouvé le récit suivant, et nous ne savons pas encore s’il s’agit d’une fiction et d’un témoignage. Il conforte la thèse du naufrage du Soleil d’Orient à cause d’une tempête : « Ils repartirent de l’Ile Bourbon. Un violent ouragan s’abattit sur le Soleil d’Orient. Le lendemain, le Soleil d’Orient avait coulé. L’équipage eut juste le temps d’embarquer sur des chaloupes de sauvetage. Ils furent sauvés, mais d’innombrables trésors dans les cales furent engloutis dans la mer. Ils rejoignirent Madagascar, d’où ils embarquèrent sur le Royal Philippe, qui retournait à Lorient[20] »
La forme du Soleil d'Orient et la tempête.

La forme du Soleil d'Orient se prêtait-elle vraiment à affronter les tempêtes ? On observera en effet que les thoniers, qui avaient l'habitude de franchir le cap de Bonne-Espérance et le Détroit de Magellan, possédaient une forme allongée qui leur conférait de la vitesse, donc de la stabilité. La forme du Soleil d'Orient, moins allongée à cause de son tonnage, même si « le règlement de 1673 tend à diminuer la largeur des bateaux à l’exemple de l’Angleterre »[21], l'exposait à affronter la tempête plus longtemps, donc le fragilisait. Reste à savoir si cette forme relève de normes définies pour un bateau de ce gabarit ou si Looman l’avait conçue pour déstabiliser le bateau, ce qui relèverait du sabotage subtil. Nous pouvons en effet observer que les bateaux hollandais, qu’il connaissait très bien, avaient une forme différente, comme en atteste cette description comparative d’époque des bateaux français et hollandais (voir p.27).

                                                                                    Les tourbillons marins

Il existe, dans le Canal du Mozambique et autour de Madagascar, des tourbillons océaniques liés à des cyclones de 20-25 km de diamètre qui engendrent de fortes rafales de vent pouvant atteindre jusqu’à 300 km/h. « A Madagascar, les cyclones pénètrent en général dans les terres par la côte ouest ou dans la partie nord-ouest de l'île. Ils se dirigent ensuite vers le sud pour rejoindre le canal de Mozambique. Cet itinéraire est cependant loin d'être immuable puisque, quelquefois, le cyclone s'intensifie de nouveau en mer avant de retourner dans les terres par la côte sud-est. De tels scénarios sont catastrophiques puisque le cyclone redouble d'intensité après le contact avec la haute mer. La saison cyclonique se situe entre le 15 novembre et le 30 avril et les pays de la zone concernée c'est-à-dire les îles dans l'Océan indien nomment, dans un ordre alphabétique, à tour de rôle et à l'avance les perturbations qui risquent de se former[22]». Or, il est établi par la plupart des écrits que le Soleil d’Orient se coucha définitivement dans les eaux de l’Océan indien le 1er novembre 1681, soit à une date proche de la saison cyclonique. Il put donc être terrassé par un ouragan.

Les réactions en France

Le Soleil d’Orient partit de Bantam le 6 septembre 1681, puis il disparut corps et biens. La nouvelle de sa disparition ne parvint en France que deux ans plus tard. Sa perte fut estimée à plus de 600.000 livres. Il fut décidé que, dans le délai d’un mois, les actionnaires verseraient à nouveau ¼ de la valeur nominale des actions, « afin que, continuant à la CIO sa politique de protection, elle puisse non seulement réparer toutes les pertes que les malheurs de la guerre, le peu de commerce qu’on avait de l’Inde et des voyages au long cours et l’inapplication des employés, qu’elle puisse augmenter son commerce et ôter aux étrangers l’avantage qu’ils avaient de tirer hors du royaume des sommes de deniers considérables, parce qu’au lieu que les Français fissent commerce avec l’Inde eux-mêmes, il a jusqu’ici passé aux mains des étrangers, ce qui a ôté à l’Etat l’avantage d’employer des ouvriers constructeurs de vaisseaux, matelots et gens de mer pour navigation et voyage au long cours [23]»

C’est ainsi que « le plus beau navire de la Compagnie, le Soleil d’Orient, a sombré avec 600.000 livres de marchandises. Les Hollandais s’étaient emparés du comptoir de Bantam, et la Compagnie avait perdu 500.000 livres, que le principal commis de ce comptoir, le Sieur de Guilhem, avait vainement réclamés à Batavia. Il ne restait plus que 1,03 million de livres pour capital des actionnaires[24] ». Le montant de la solde totale pendant les 4 mois à la mer s’élève à 13.600 livres. Il se monte à 4.680 livres pour les huit mois où les galères restèrent dans le port. Avant la disparition du Soleil d’Orient, la gestion des finances s’affichait déjà comme catastrophique, car « trois ans après le premier départ de ses navires, la Compagnie des Indes orientales n’avait enregistré aucune recette[25] »

[1] Evelyne Brisou-Pellen, ibid., pp 142-143
[2] Grace Deutsch et Avanthia Swan, Canada : une symphonie de couleurs, Ed. France-Empires, p. 243
[3] http://amis.univ-reunion.fr/Conference/Complement/166_bourbon/index_bourbon.html
[4] Colbert remarqua qu’il avait des difficultés à recruter des marins, ceux-ci n’étant pas attirés par le large et la vie sur un bateau, et renâclant aux tâches d’un marin. Par contre, il observa qu’ils se révélaient des magasiniers hors pair.
[5] Bernard Lutun, ibid, pp 135-136
[6] Ce commentaire vaut également pour les capitaines et officiers. Ainsi, l’ordonnance du 4 mars 1672, code des armées navales, p.176 « défend aux capitaines d’embarquer des bestiaux, de fournir une double ration non prévue dans les états du roi, et d’embarquer aucun passager sans une autorisation écrite du roi, sous peine de cassation ».
[7] Bernard Lutun, ibid, p. 75
[8] Ordre du 16 mars 1682 rédigé à Saint-Germain-en-Laye, copie aux Archives diplomatiques
[9] Lettre de 1682 ou 1683, document n°71, Archives diplomatiques
[10] Patrick Villiers et J.-P. Duteil, L’Europe, la mer et les colonies, Hachette
[11] Evelyne Brisou-Pellen, ibid., p. 185
[12] Ch. D., article Soleil d’Orient du 4 juilet 2008 paru dans Gazety . Malagasy du 9 novembre 2009
[13] Evelyne Brisou-Pellen, ibid, p. 133
[14] « Emmenez-moi », chanson de Charles Aznavour
[15] Erick Surcouf a également écrit « Sur la piste des trésors engloutis », Ed. Vagnon et, avec Christian Bex,L’or de la mer. Epaves et trésors engloutis, Ed. Le Cherche-Midi. Ces deux livres sont indisponibles.
[16] Bernard Lutun, ibid, p. 70
[17] Dirk van der Cruysse, Louis XIV et le Siam, Fayard, p. 123
[18] Voir
[19] Jules Satlos, Histoire de la Compagnie Royale des Indes Orientales (1664-1719), La Découvrance, p.79
[20] Voir
[21] Bernard Lutun, ibid, p. 210
[22] Voir
[23] Seignelay, Assemblée Générale, septembre 1684)
[24] Jules Satlos, ibid, p. 79
[25] Amiral Lepotier, ibid, p.61