Le Soleil d’Orient voit sa construction par l’équipe du maître-charpentier hollandais Looman débuter en 1667. Il est armé en 1671 à Port-Louis et est commandé par le capitaine Labéda. Il est destiné au commerce avec les Indes et la Chine.

Démâté à 100 lieues du port, il se réfugie à La Rochelle pour se regréer. Armé le 16 mars 1673, il navigue sous les ordres du capitaine de Boispéan.

Le Soleil d’Orient dispose désormais d’un monopole du commerce, d’un droit de propriété des terres occupées, de justice souveraine, d’armement des navires, de commerce et de guerre, d’établissement de garnisons, de battre monnaie et même d’un droit d’esclavage. Les terres à exploiter sont les côtes d’Afrique, l’intérieur de la Mer Rouge, les côtes arabes, de Malabar, de Coromandel, du Bengale, la Chine et le Japon, puis les Mascareignes en remplacement de Madagascar.

Les fonds réunis permettent de couvrir les frais relatifs aux longs voyages vers l’Asie, l’entretien des comptoirs et les appointements des personnels


Looman : un personnage qui interpelle

Pourquoi avoir fait appel au maître-charpentier hollandais Looman ?

Voilà une curieuse idée a priori, car la France et les Pays-Bas sont alors en guerre. Certes, Louis XIV a l'habitude de faire construire ses bateaux à Amsterdam, car leur construction y coûte deux fois moins cher qu'en France[1], et Louis XIV a besoin d'argent pour financer ses guerres. Les bateaux français sont souvent retenus plusieurs mois, voire désarmés, avant de reprendre le large, après qu'ils se soient engagés à ne pas utiliser leurs armements dans le cadre de la guerre franco-néerlandaise. Tel fut le cas du Saint-Louis (1670).

Pour éviter ces écueils, Louis XIV, conscient du génie hollandais en matière de construction de bateaux et de maîtrise des techniques liées à la mer, décide de faire confiance à un maître-charpentier des Provinces-Unies dénommé Looman.

 Interrogations autour du maître-charpentier

Nous savons peu sur Looman. Colbert a-t-il eu écho de son génie et d'une brouille de Looman avec la Couronne hollandaise ? A-t-il conseillé à Louis XIV d'en profiter, en le faisant venir pour construire le bateau à L'Orient ? Une manière de contrôler le maître-charpentier était de faire venir Looman en France et de l'entourer de collaborateurs français.

A l'inverse, la candidature de Looman a pu être mandatée par le gouvernement des Pays-Bas, conscients eux aussi de son génie, afin de fragiliser la construction du Soleil d'Orient en créant des failles imperceptibles dans ce bateau si cher à Louis XIV, qui l'amèneraient à de graves défaillances en mer, l'obligeraient à de lourdes réparations et amenuiseraient la marge de manœuvre financière et militaire du roi de France face aux Pays-Bas.

Il est vraisemblable, cependant, que Colbert a tenu compte des observations de Richelieu portées du temps de la Compagnie des Moluques : il faut remédier aux « pertes et ruines arrivées dans les havres du Roi de quantité de navires de Sa Majesté bâtis en ce royaume pour servir à la guerre, qui, faute d’avoir été bien liés et bien construits, se sont perdus et ouverts de leur propre poids, sans naviguer, ou se sont ouverts à la mer, avec pertes d’hommes et de marchandises, parce que leur fabrique et liaison n’étaient point en guerre, ce qui a provoqué du manquement de science et pratique de ceux qui en ont fait la construction[2]. »

Il trouve une réponse à ce problème en proposant, dans son Règlement de la marine de 1631, l’appel à « deux maîtres-charpentiers, comme anglais et flamands, bien expérimentés en tels ouvrages, pour donner leurs avis et résoudre par ledit conseil de la façon dont lesdits navires devront être bâtis[3]. »


Un génie hollandais dans une marine française en quête de ses repères 

Ce n'était pas la première fois que la France faisait appel au savoir-faire hollandais[4].

Recruter un maître-charpentier pour la construction de cette pièce maîtresse de la marine française qu’est le Soleil d’Orient représentait cependant un gros risque, surtout en période de guerre contre les Pays-Bas. En effet, les tâches assignées à un maître-charpentier pour la construction et la solidité du bateau sont des tâches de confiance et autonomes. Le règlement du 16 septembre 1673, dans le Code des Armées navales, n’impose pas de plan-type pour un bateau.

« Les maîtres-charpentiers de ce temps doivent posséder au moins la pratique de leur métier[5] ; Terron juge que « ce ne sont que des paysans incapables de direction et de commandement[6]. »

« Les maîtres-charpentiers et les maîtres d’autres professions ouvrières constituent dès cette époque une sorte de hiérarchie parallèle sous l’intendant, sur le plan technique, tout au moins [7]».

Par conséquent, le contrôle du maître-charpentier n’est pas clairement établi : « le maître-voilier a son mot à dire lors des carénages. Le premier maître-charpentier donne son avis sur le travail une fois celui-ci terminé, le maître-califat le surveille, mais qui l’a dirigé ? On peut imaginer qu’un maître-charpentier a été é désigné par le capitaine et le premier de maître-charpentier, qui lui ont fourni les ouvriers nécessaires[8] ».

« Le maître-charpentier trace alors en vraie grandeur, dans la salle de traçage, les couples, en commençant par le maître-couple et la quille, puis l’étrave et l’étambot »[9]. « Les maîtres tendent à considérer leur collection de gabarits et leur savoir-faire comme une propriété privée et comme autant de secrets [10]». « Pendant longtemps, on a travaillé sans plan, et c’est un usage contraire à celui de l’architecture civile [11]»

Le maître-charpentier chargé de construire un vaisseau « établit un modèle en bois et un plan en coupe perpendiculaire, avec une coupe horizontale, et ces modèles et plans seront mis en dépôt entre les mains du contrôleur pour y avoir recours lorsqu’on voudra bâtir de pareils [12]»

En recourant à un Hollandais, Colbert réduisait considérablement le délai de construction d’un navire: « je suis surpris que vous me mandiez que l’on ne peut faire bâtir que cinq vaisseaux en deux ans dans le port de Toulon. Il est certain que les Hollandais se moquent de nous de ce que l’on apporte tant de longueur dans nos constructions. Il ne tombe guère sous le sens qu’ayant tant de bons maîtres que vous en avez, vous n’ayez pu avoir jusqu’ici les charpentiers de hache nécessaires[13] ».

« Très considéré, le maître-charpentier est la « maître de la hache », de l’herminette, de la scie, de la tarière et de la bisaiguë…Tout dépend de lui en cas d’accident. Démâtage, vergues brisées ? Il dirige la manœuvre de mise à poste des espars de rechange…Si le bateau a heurté une épave ou un récif, il répare tout aussi bien bordés, membrures et vaigrages brisés ou en retaille au besoin. Il règne aussi sur la tonnellerie…l’eau potable, le vin ou le précieux tafia…Le charpentier est souvent un ancien matelot qui a pris goût au travail du bois et prouvé son habileté ou un fils de charpentier formé sur un chantier de construction navale[14] ».

Doit-on y voir une méfiance de la part de Colbert à l’égard de Looman, aucun navire ne sera construit à L’Orient[15] de 1675 à 1684. Dans cette période, 14 navires partirent aux Indes, mais 6 seulement du Port-Louis. Les autres furent armés à Brest, au Havre, à Saint Malô ou à Nantes[16].

  [1] E. Lavisse, Louis XIV, (rééd. 1978), I, 237

  [2] Règlement sur le fait de la Marine du 29 mars 1631, cité dans Bernard Lutun, ibid, p.182

  [3] Règlement sur le fait de la Marine du 29 mars 1631, cité dans Bernard Lutun, ibid, p.183

[4] Du XVIè au XVIIè siècle, le Marais Poitevin devint un territoire asséché reconquis sur la mer grâce aux Hollandais

[5] Bernard Lutun, ibid, p.209

  [6] R. Mémain, La Marine de guerre sous Louis XIV, pp 534-539

[7] Bernard Lutun, p. 210

[8] Bernard Lutun, ibid, p. 236

  [9] Patrick Villiers, Marine royale, corsaires et trafic dans l’Atlantique de Louis XIV à Louis XVI, Dunkerque, 1991, pp 44-45 et 109

[10] Bernard Lutun, ibid, p. 210

  [11] Jean Boudriot et Hubert Berti, La frégate étude historique (1650-1850), 1992, p. 32

[12] Ordonnance du 15 avril 1689, , 1.XIII, t.1, art. 4

  [13] lettre du 1er mars 1669 à d’Infreville 

  [14] Jean-Jacques Antie, A bord des grands voiliers, Ed. L’Ancre de Marine, pp 65-66

[15] Les orthographes L’Orient et Lorient alterneront souvent, jusqu’à ce que l’orthographe Lorient ne l’emporte définitivement vers 1830

[16] Amiral Lepotier, ibid